
Game Changer
L’e-sport, longtemps perçu comme un phénomène marginal, occupe désormais une place centrale dans le paysage sportif mondial. Les compétitions de jeux vidéo (League of Legends, DotA2, Rocket League, CS:GO, Valorant etc.) attirent des millions de spectateurs en ligne et dans les stades, avec des enjeux financiers et médiatiques considérables.

Parallèlement, les méthodes d’analyse des sports traditionnels, appuyées par la science des données, connaissent une évolution accélérée : tracking GPS, modélisation prédictive (expected goals), graphes d’interactions… La récente étude d’Alexis Mortelier, Observatoire de la tactique en (e-)sport collectif, soutenue à l’université de Caen et relayée par l’AFJV, illustre parfaitement une manière dont les sports physiques et les sports électroniques peuvent s’enrichir mutuellement.

En intégrant à la fois les approches de data science, de théorie des graphes et de théorie des jeux, cette recherche ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre les dynamiques collectives, affiner les décisions tactiques et accroître l’engagement du public. Cet article propose une synthèse des principaux enseignements et pistes de recherche, en s’appuyant sur des références variées (thèses, articles scientifiques) mettant en évidence la transversalité des enjeux entre sport et e-sport.
1. L’e-sport et le sport traditionnel : des passerelles méthodologiques
1.1. Une convergence tactique croissante
- La thèse d’Alexis Mortelier (2023) démontre comment les outils élaborés pour le handball (sport collectif exigeant en termes de coordination) peuvent être transposés à l’e-sport (par exemple, Overwatch et DotA2). L’usage de graphes dynamiques permet de visualiser et de mesurer les interactions entre joueurs en temps réel, qu’ils se trouvent sur un terrain physique ou dans une arène virtuelle.
- Cette transversalité n’est pas un cas isolé : Nicolas Besombes (2019) observe par exemple également une « professionnalisation » des pratiques e-sportives, avec un encadrement qui reprend de plus en plus les codes (entraînement, tactique, préparation mentale) des clubs de sport traditionnels.
1.2. Les métriques avancées : du handball au MOBA
- Expected Goal (xG) : Popularisé en football, il a été adapté au handball pour estimer la probabilité de marquer en fonction de la position de tir, de l’angle, etc.
- Indicateurs d’engagement (Overwatch) : Mesurer la participation des spectateurs, le temps d’attention et l’impact des actions décisives.
- Métriques spatiales : Modéliser la répartition et les déplacements des joueurs sur la carte/terrain via des indices géométriques (distance inter-joueurs, contrôle de zone…).

L’ensemble de ces méthodes sert non seulement à décrire et analyser les performances collectives, mais aussi à prédire les succès potentiels et à optimiser les stratégies d’équipe (Shin, 2021).
2. La théorie des jeux : un cadre précieux pour décrypter la compétition

2.1. De la matrice des gains à l’équilibre de Nash
La théorie des jeux fournit un langage formel pour comprendre et prévoir la prise de décision en situation d’interaction stratégique. Dans un match (sport collectif ou e-sport), chaque équipe tente d’anticiper et de contrer les choix adverses.
- Choix de composition d’équipe (Valorant, Overwatch, League of Legends etc) : chaque héros ou champion a des forces et faiblesses qui s’équilibrent dans un meta-jeu en constante évolution.
- Défense/attaque en handball : la décision d’adopter une défense étagée (3-2-1) ou un bloc compact (6-0) dépend de la capacité offensive adverse et des compétences spécifiques des joueurs.
La matrice des gains, au sens de la théorie des jeux, assigne une valeur (probabilité de gain, bénéfice stratégique) à chaque scénario. L’équilibre de Nash se produit lorsque chaque équipe a optimisé ses choix en fonction de ceux de l’adversaire, de sorte qu’aucun n’a intérêt à en changer unilatéralement [(Osborne & Rubinstein, 1994)].
2.2. Application en temps réel et modélisations multi-agents
- Stratégies mixtes : Au lieu de choisir systématiquement la même tactique (attaque rapide ou jeu posé), les équipes alternent de manière probabiliste pour rester imprévisibles.
- Gestion du risque : Dans les MOBA ou les RTS (StarCraft II), l’intérêt de forcer un objectif majeur (Roshan, Baron Nashor) malgré une infériorité numérique peut se justifier si la probabilité de réussite apporte un gain considérable (Kim & Ross, 2016).
Ces situations, propices à l’incertitude et à l’improvisation, sont modélisables grâce à la théorie des jeux évolutive et à l’apprentissage automatique, permettant d’actualiser en temps réel la valeur de chaque choix.
3. L’importance de la science des données dans l’analyse tactique

3.1. De la captation de données à la prédiction de performance
Dans l’e-sport, l’accès aux replays et aux API de données (par exemple, Riot Games pour League of Legends) génère une quantité énorme de statistiques exploitables :
- Positionnement des joueurs à chaque seconde
- Historique des actions (kills, objectifs, prises de vision)
- Compositions d’équipe et builds d’objets/skills
Du côté du sport traditionnel, l’enregistrement vidéo et le tracking GPS se multiplient, mais restent parfois plus coûteux et moins systématiques qu’en e-sport. Les deux mondes convergent néanmoins autour de l’analyse prédictive : repérer des schémas récurrents, estimer les moments clés (peak moments), prévoir les performances à venir (Mortelier, 2023).
3.2. Des graphes dynamiques pour cartographier les interactions
L’un des apports majeurs de la thèse d’Alexis Mortelier réside dans l’usage de graphes dynamiques :
- Chaque nœud représente un joueur (ou un groupe de joueurs),
- Les liens symbolisent les interactions (passes, zones de couverture, synchronisation d’actions).
Dans Overwatch, on peut ainsi représenter visuellement l’évolution des alliances (duo tank/DPS, soutien-heal) et repérer les moments critiques où un joueur s’isole. Au handball, la séquence de passes et la circulation de balle se transposent de la même manière, permettant d’évaluer la fluidité de l’attaque et la cohésion défensive.
4. Applications pratiques : entraîneurs, développeurs, organisateurs et spectateurs
4.1. Des outils pour les analystes et entraîneurs
- Affiner le plan de jeu : Identification des points faibles (défense perméable, manque de coordination) et moments décisifs (turning points).
- Adapter la préparation mentale : En e-sport comme en sport traditionnel, gérer le stress et la communication au sein de l’équipe est crucial. Des metrics comportementales (rôle du shot-caller, fréquence de la parole) aident à optimiser la cohésion.
4.2. Un impact sur la conception des jeux et des compétitions
- Équilibrage (game balancing) : Les développeurs de titres compétitifs (Blizzard, Riot, Valve) utilisent des retours d’analyse (statistiques de victoire/défaite, taux de pick) pour ajuster le pouvoir de certains héros, assurant ainsi une métagame variée et attrayante (Karhulahti, 2017).
- Format des tournois : Les organisateurs tirent parti des données pour concevoir des systèmes de compétition plus spectaculaires (double élimination, meilleurs-of), ou pour diffuser des statistiques enrichies à l’écran, renforçant l’engagement des spectateurs.

4.3. Le rôle de l’engagement
Les recherches actuelles insistent sur l’importance de l’expérience spectateur :
- Les indicateurs d’engagement (chat, temps de visionnage, pics d’audience) témoignent de l’intérêt du public pour certaines phases de jeu ou stratégies.
- Les sports traditionnels commencent à mesurer, de façon similaire, le sentiment d’appartenance des fans, la réactivité sur les réseaux sociaux, etc. (Witkowski, 2012).
5. Perspectives de recherche et conclusion
L’essor de l’e-sport démontre que l’analyse tactique ne s’arrête pas aux terrains physiques. Au contraire, la virtualisation du jeu facilite l’accès à des données massives, qui permettent d’expérimenter et de tester rapidement de nouveaux modèles prédictifs (machine learning, équilibres évolutifs, etc.). Par ricochet, les sports traditionnels intègrent ces méthodologies pour approfondir leur compréhension des dynamiques collectives et affiner leurs stratégies.
La théorie des jeux apporte une grille de lecture particulièrement puissante pour décrypter les décisions prises sous pression et pour comprendre l’évolution du méta. Couplée à la science des données et à la théorie des graphes, elle offre un cadre complet à l’ensemble des acteurs : entraîneurs, analystes, développeurs de jeux et organisateurs de compétitions.
Dans un contexte où la frontière entre sport physique et e-sport devient de plus en plus poreuse, les synergies méthodologiques ouvrent la voie à de nouvelles pistes de recherche. Prochaines étapes :
- Intégrer la dimension psychologique (stress, communication, leadership) dans les modèles de décision.
- Approfondir l’hybridation des données (capteurs biométriques, eye-tracking) pour une analyse encore plus fine.
- Formaliser davantage la notion de métagame en termes d’équilibres dynamiques, afin de mieux prévoir l’émergence et la chute de stratégies dominantes.
L’e-sport apparaît ainsi comme un laboratoire idéal, à la fois pour valider des hypothèses tactiques et pour inspirer les sports traditionnels. Les innovations, qu’elles se situent sur un parquet, un terrain en herbe ou un champ de bataille virtuel, profitent in fine à tous ceux qui s’intéressent au cœur même de la compétition : la recherche de la performance collective.
Références (sélection)
- Besombes, N. (2019). Stratégies d’institutionnalisation des sports électroniques : Entre rationalisation, professionnalisation et socialisation. Thèse de doctorat en STAPS, Université Paris Descartes.
- Buro, M. (2003). Real-Time Strategy Games: A New AI Research Challenge. IJCAI Proceedings.
- Himmelstein, D., Liu, Y., & Shapiro, J. (2017). An exploration of mental skills among competitive League of Legends players. Sports Psychologist, 31(3), 1-9.
- Karhulahti, V. M. (2017). Reconsidering esport: economics and executive ownership. Physical Culture and Sport. Studies and Research, 74(1), 43–53.
- Kim, H. D., & Ross, S. D. (2016). Modelling Win Probability in StarCraft II using Elo-based Approaches. Proceedings of the MIT Sloan Sports Analytics Conference.
- Mas-Colell, A., Whinston, M. D., & Green, J. R. (1995). Microeconomic Theory. Oxford University Press.
- Mortelier, A. (2023). Observatoire de la tactique en (e-)sport collectif. Thèse de doctorat, Université de Caen Normandie. AFJV – Comment l’e-sport peut enrichir le sport traditionnel ?
- Osborne, M. J., & Rubinstein, A. (1994). A Course in Game Theory. MIT Press.
- Shin, M. (2021). eSports analytics: a framework for analytics in competitive video games. International Journal of Sports Marketing and Sponsorship, 22(1).
- Witkowski, E. (2012). On the digital playing field: How we “do sport” with networked computer games. Games and Culture, 7(5), 349–374.